Les fèves, quelle histoire !
S'intéresser aux fèves, c'est aussi se plonger dans l'histoire et même... dans la magie. C'est parti pour un voyage dans le temps et... dans l'au-delà !
Les morts se nourrissent de fèves et plus particulièrement de fèves noires. Enfin, les morts romains de l'antiquité. Les nôtres, je ne sais pas. Mais si vous avez chez vous des fantômes un peu embêtants, vous pouvez essayer le petit rituel suivant :
Il faut tout simplement se lever en pleine nuit, le dernier jour de la fête dite "Lémuria"., c'est-à-dire le 13 mai. Ne pas oublier de prévoir neuf fèves noires. Au milieu de la nuit, on se lève et on s'habille. Mais attention, pas d'épingles pour tenir ses habits ni de chaussures, c'est très important! Penser également à se laver les mains. Ensuite, on met les fèves dans sa bouche puis on fait un peu de bruit pour prévenir les morts de notre présence. Après ça, il suffit de se promener dans la maison, soit en lançant les fèves, soit en les crachant, mais toujours derrière soi. En même temps prononcer neuf fois (en latin pour qu'ils comprennent) :
“Fabas ego mitto et redimo meque meosque.”
Ce qui veut dire en gros : "J'envoie les fèves et je me rachète, moi et les miens"
Les morts vont se lancer sur les fèves et ils resteront tranquilles pendant un an.
Il y a un gros avantage à cette technique : c'est le "pater familias" qui s'y colle pendant que le reste de la maisonnée dort tranquillement.1
(Source de l'illustration : "Publicus magazine" : un site didactique et amusant)
C'est un peu plus compliqué car la collaboration d'une vieille femme est indispensable. Ne me demandez pas de remplir cet office : la vieille femme doit être décrépite. Il faut aussi 7 fèves, un anchois et une aiguille. Ensuite, vous il faudra attendre les feralia, un autre jour des morts chez les Romains. C'est le 21 février : trop tard pour cette année !
Ce jour-là, la vielle femme décrépite, entourée de jeunes filles, met les sept fèves dans sa bouche (édentée). Ensuite, il faut juste coudre la bouche ... de l'anchois et le jeter dans le feu (si on n'a pas d'anchois complet, la tête suffira). On verse alors un peu de vin dessus. Le reste de la bouteille, c'est pour la vieille et ses compagnes plus jeunes.2
Cette cérémonie est dédiée à TACITA, une muse dont le nom suffit à expliquer la fonction.
Ces deux traditions romaines sont racontées par Ovide , lui-même romain, ce qui donne une certaine crédibilité à ses histoires.
Selon plusieurs auteurs de l'antiquité qui ont raconté sa vie, Pythagore, celui du théorème, aurait déclaré (et même écrit) : "abstiens-toi des fèves". Il les respectait même tellement que, poursuivi par ses ennemis, il aurait préféré être capturé et mis à mort plutôt que de traverser un champ de fèves en fleurs pour leur échapper. 3
Vous remarquerez l'usage du conditionnel : cette histoire est citée par de nombreux auteurs plus ou moins crédibles mais sa vérité historique n'est pas établie.
Les historiens se sont interrogés sur les tabous entourant la consommation des fèves dans l'antiquité. Voici quelques hypothèses :
Avez-vous remarqué que les tiges de fèves n'avaient pas de nœuds ? Et que la forme des graines faisait penser à un embryon ?
Ça ne vous met pas la puce à l'oreille ? Mais bien-sûr : une tige creuse, dépourvue de nœuds, permet aux âmes des morts (encore eux) de remonter facilement du monde souterrain jusqu'à la fleur, pour ensuite séjourner dans la fève en attendant sa réincarnation.8,9,11
Quand on sait ça, on comprend mieux pourquoi certains refusent de piétiner un champ de fèves en fleurs ou de s'en nourrir !
Pour Aristote, qui vivait quand même deux cents ans après Pythagore, si ce dernier proscrivait la consommation de fèves, c'était parce qu'elles ressemblaient soit à des testicules, soit aux portes de l'enfer.3
Les grecs ne manquaient d'imagination !
La fleur de fève, quant à elle, ressemblerait comme deux gouttes d'eau à un sexé feminin... what's on a man's mind ?
Selon Porphyre, un philosophe qui vivait vers le 3e siècle, Pythagore lui-même nous aurait fourni un moyen simple et original de vérifier une théorie selon laquelle les hommes et les fèves auraient la même origine (dans la pourriture). Ça ne coûte rien d'essayer :
Ecrasez une fève avec les dents, puis laissez-là quelque temps à la chaleur du soleil (vu le temps qu'il fait aujourd'hui, je vais devoir attendre un peu). Ensuite, vous allez faire un tour et quand vous revenez, reniflez la fève : elle a l'odeur de la semence humaine ! 4
Si ça, ce n'est pas une preuve, on se demande ce qu'il vous faut de plus !
Le sexe ne tracassait pas que les Grecs : bien plus près de nous on retrouve ce lien entre les fèves et les activités reproductives. La fève aurait des propriétés "échauffantes" et provoquerait des rêves bizarres chez ceux qui en ont consommé (ou respiré la fleur).
Dans la région Dijonnaise, les garçons, parait-il, avaient coutume d'accrocher un bouquet de fèves aux fenêtres des filles jugées trop "froides" 8. Non, le harcèlement sexuel n'est pas né avec les réseaux sociaux !
Et puisque nous voilà revenus à notre époque, restons-y avec quelques petites anecdotes divinatoires ou... maléfiques
Voilà qui va en intéresser certaines. En effet, elle est destinée aux jeunes filles. Cette méthode nous vient d'Italie mais il en existe des variantes un peu partout en Europe. Elle est simple :
Il faut juste se procurer trois fèves. On en laisse une intacte, on pèle l'autre à moitié et la troisième est dénudée complètement. Ensuite, on les met sous son oreiller... et on dort. Le lendemain matin, SANS REGARDER ET SANS TRICHER, on prend une fève au hasard sous l'oreiller. Si c'est la fève pelée : c'est signe d'un amour heureux (et de richesse, restons pratique), si elle est à moitié pelée, eh bien, il y aura des jours avec et des jours sans et si, par malheur, on tombe sur la fève non-pelée il faudra bien se faire une raison : notre vie amoureuse sera une catastrophe et on plus on restera pauvre et misérable.7
Ah oui, point important : ça ne marche que la nuit de la Saint Jean Baptiste.
Il existe une autre méthode pour prédire l'avenir avec des fèves : il suffit de remplir un bol avec des fèves blanches et des noires. Ensuite, on pose une question à laquelle on peut répondre par oui ou par non. Pour connaître la réponse, rien de plus simple : on tire une fève au hasard. La fève est blanche ? C'est oui. Si la fève est noire : c'est non ! 10
Voici une recette recopiée telle qu'elle :
Lorsqu’on veut nuire à une personne, on prend une graine de fève de marais bien sèche, on va à l’église et on dit une prière de malédiction contre cette personne ; puis on jette cette graine dans l’huile de la lampe qui brûle auprès de l’autel.
Lorsque la graine commence à gonfler, le malheureux tombe malade ; et le jour où elle se fend, l’individu crève comme un chien, sans qu’aucun remède ait pu être opposé à sa maladie magique.5
Sympathique, non ? Allez, une info plus mignonne :
Il nous faudra attendre 2020 pour le vérifier :
Lors des années bissextiles, les fèves poussent avec la couture à l'envers
Notez que ça paraît assez logique : puisque Jésus a été crucifié lors d'une année bissextile, les fèves font ça en signe de deuil !6
Allez, un petit montage photo pour illustrer la chose :
A gauche : la couture vers le haut (normal), à droite, fève à l'envers typique des années bissextiles...
En voici une, mais elle est plutôt longue : "trésor de fèves et fleur de pois" , publiée en 1844. C'est assez sympathique à lire, avec une touche d'humour et de jolies illustrations.
Elle est de Charles Nodier.
Pour ceux et celles qui demandent des recettes, voici en attendant mieux, une idée de plat avec des fèves. La difficulté consiste à se procurer du foie.
Bon appétit !
Hannibal le cannibal : Le silence des agneaux , J'ai été interrogé par un employé du recensement, j'ai degusté son foie avec des fèves au beurre et un excellent Chianti
https://www.youtube.com/watch?v=kJtwoZtpb3s&feature=youtu.be
Dans la version originale, les fèves ne sont pas au beurre mais comment doubler "fava bean" ? Eh bien par "fève au beurre", pardi !
Cette fois, j'arrête ! Et pourtant il en reste des choses à raconter. Le moins qu'on puisse dire, c'est que les fèves ne laissent pas indifférent. On retrouve dans toutes ces croyances les grands thèmes qui tourmentent l'Homme : la peur de l'avenir, la mort, le sexe....
Pour les gourmand(e)s, je signale qu'en faisant ces recherches, je suis tomée par hasard sur des recettes de cuisine toutes plus tentantes les unes que les autres. je les essayerai lorsque ce sera la saison et je partagerai mes expériences dans ce blog, bien-sûr !
Les sources
(1) Comment éviter les fantômes - Les Lémuria - Caesar non supra grammaticos(en ligne) Consulté le 27 février 2017
(2) Homéophonies magiques. Le rituel en l'honneur de "Tacita" dans Ovide, "Fastes", 2, 569 sq.MAURIZIO BETTINI, Revue de l'histoire des religions Vol. 223, No. 2, Autour de Rome (AVRIL - JUIN 2006), pp. 149-172.
(3) Bras Paul. Réflexions sur les fondements de la diététique dans le monde grec ancien (à propos de l'interdit de la fève). In: Dialogues d'histoire ancienne, vol. 25, n°2, 1999. pp. 221-246
(4) Bechet Florica. Sur le genre masculin des plantes légumineuses en grec ancien. In: Autour de Michel Lejeune. Actes des journées d'études organisées à l'Université Lumière Lyon 2 – Maison de l'Orient et de la Méditerranée, 2-3 février 2006. Lyon : Maison de l'Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux, 2009. pp. 179-194. (Collection de la Maison de l'Orient méditerranéen ancien. Série philologique, 43)
(9) Max Caisson, « Une matière à philologie : e fasgiole », Terrain [En ligne], 22 | mars 1994, mis en ligne le 15 juin 2007, consulté le 27 février 2017. URL : http://terrain.revues.org/3094 ; DOI : 10.4000/terrain.3094
(11) Jean-Paul Branlard, croyances comestibles et populaires, Courrier de l'environnement de l'INRA n°42, février 2001