L'histoire méconnue des jardins ouvriers de Sedan
Un potager communautaire est en train de voir le jour à Bouillon. Je vous en reparlerai. Mais en cherchant des jardins de ce type à visiter dans la région, j'ai découvert une page d'histoire locale que j'ignorais totalement... et qui m'a passionnée. Voici donc l'histoire de la naissance des jardins ouvriers en France...
Cette histoire commence à Sedan : une petite ville plutôt triste à 20 km de chez moi, de l'autre côté de la frontière. Aujourd'hui, le chômage y règne en maître, une bonne partie des logements du centre-ville sont inoccupés et les commerces ferment les uns après les autres. Mais jusqu'au 19e siècle, c'était une toute autre affaire : Sedan était renommée pour ses draps de laine noire... et les patrons drapiers se frottaient les mains.
Pour les ouvriers, ce n'était pas la même chanson : comme dans toutes les régions industrielles, ils travaillaient 11 heures par jour pour un salaire de misère. Ce n'est pas ça qui met de bonne humeur !
Quand commence notre histoire, en 1889, les affaires ne sont déjà plus florissantes. Les conditions de vie des familles d'ouvriers deviennent de plus en plus précaires. C'est la misère.
Autant vous dire que les points de vue divergent. Un certain Jean Baptiste Clément, auteur du "temps des cerises", certes poète, mais surtout membre du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire, multiplie les assemblées dans la région, organisant les syndicats, éveillant la conscience populaire, encourageant les travailleurs exploités à se mettre en grève. Les patrons n'aiment pas ça (du tout).
Félicie Hervieu, quant à elle, veuve aisée d'un marchant drapier dont elle exploite l'entreprise avec ses quatre fils, a une toute autre approche : elle trouve que les ouvriers se plaignent beaucoup et que "plus on les assiste, plus ils plongent dans la misère". Elle décide alors de prendre les choses en mains, en tout cas pour trois d'entre eux, et leur propose le marché suivant (4):
A la fin de l'année Madame Hervieu et ses trois ouvriers ont amassé une petite économie de 108 francs. Le moment d'aviser est venu. Félicie a sa petite idée en tête depuis un bon moment : à ses ouvriers inconséquents qui rêvent déjà d'un gueuleton bien arrosé, elle oppose démocratiquement son véto : ils sont priés d'utiliser cette somme pour louer un terrain et cultiver la terre. Ils n'en trouvent pas ? Pas grave ! Madame Hervieu leur en procure un. Histoire de booster leur motivation, elle les menace de "cesser ses secours si on ne travaillait bien" (5).
Il parait, selon les journaux conservateurs de l'époque, que les ouvriers, habitués à "tout recevoir gratuitement" (5) ont boudé "pendant tout un hiver". En fait, ils étaient en grève !
Mais ils ont fini par rentrer dans le rang. Qu'est-ce qui les a fait changer d'avis ? La découverte des joies du jardinage ? Ou bien ont-ils compris qu'ils n'avaient pas le choix et qu'ils feraient mieux de s'en accommoder ?
Rapidement, d'autres dames "bienfaitrices", pour la plupart épouses de drapiers, ont rejoint Félicie. Le mouvement Démocrate Chrétien a suivi : des jardins ouvriers ont vu le jour dans la plupart des cités industrielles. On était priés de s'y comporter convenablement et il était strictement interdit d'y travailler le dimanche.
Ce ne sont plus des associations de bonnes dames bien-pensantes et de curés charitables qui gèrent les jardins ouvriers devenus depuis 1952 ... jardins familiaux. Le mot "ouvrier" serait-il devenu vulgaire ? Mais ils subsistent toujours et retrouvent même une certaine popularité. A Sedan où on peut s'y promener. Une visite guidée y est même organisée.
Après avoir "vécu" quelques jours en sa compagnie, j'avoue qu'elle est plutôt exaspérante. Je l'imagine avec ses dentelles et sa poudre de riz, dans les taudis derrière le château-fort, un enfant crotté sur les genoux : "Elle est si simple et généreuse Madame Hervieu". Je l'entends presque faire la morale au peuple débauché qui vit là-dedans. Et pourtant, c'est tout de même elle, ses fils et les maris de ses amies, qui faisaient travailler ces mêmes ouvriers 11 heures par jour pour un salaire de moins de 30 sous (60 sous après la grève) ... à une époque où le kilo de pain valait 8 sous (à Paris. A Sedan, je ne sais pas.). (Source de l'illustration : voir note 9)
Mais je suis peut-être injuste. Il y a au moins un trait de son caractère qui me plait bien. C'est d'ailleurs ce que les Chrétiens Démocrates de l'époque lui reprochaient : Les bonnes dames de l' Œuvre pour la reconstitution de la famille acceptaient même des familles Protestantes... ou juives ! Un bon point pour elles. Peut-être même que Félicie ne mettait pas de poudre de riz !
Non, bien-sûr ! Le principe de confier un bout de terre aux indigents se pratiquait depuis longtemps en Allemagne, aux Pays-Bas et en Angleterre où les allotements sont une institution depuis plus de deux siècles. Même en France, quelques tentatives avaient eu lieu. Mais il faut bien avouer que c'est à Sedan avec Madame Hervieu et ses copines que l'idée s'est structurée et développée.
C'est possible... il existe encore trois zones de jardins ouvriers originaux à Sedan. L’accès en est libre et je compte bien aller y faire un tour dès que les légumes commenceront à pousser. Une quatrième zone a été déplacée et a perdu tout son charme avec ses abris en fer et ses clôtures uniformes. En attendant, vive la technologie ! je vous propose de les découvrir avec moi... virtuellement.
Dans le même quartier du "fond de Givonne", il y a un troisième jardin : celui de la "terre aux cailloux". Je ne l'ai pas trouvé.
Le jardin des Prayelles quant à lui est très moche :
Sur la route... des jardins ouvriers
https://www.franceculture.fr/emissions/sur-la-route/sur-la-route-des-jardins-ouvriers
Un reportage audio de France Culture aux jardins ouvriers de Sedan, illustré de quelques photos.
Que son intention ait été intéressée ou non, Madame Hervieu aurait tout de même mérité une petite rue à son nom. Mais pensez-vous ! On l'a oubliée... tout simplement ! On n'a même pas une petite photo d'elle ! Figurez-vous qu'on ne sait même pas comment est morte ! Disparue, envolée ! (1) Finalement, bien qu'elle soit exaspérante, j'aurais tout de même aimé la connaître, Félicie.
Et si ça vous dit d'aller les visiter, voici les infos pratiques (cela dit, on peut aller s'y balader quand on veut).
Visite guidée : Les Jardins Ouvriers de Sedan
Les premiers jardins ouvriers de France ont été créés en 1893 à Sedan par Félicie Hervieu, une riche philanthrope issue d'un milieu modeste. La visite historique sera suivie d'une rencontre a...
https://www.cd08.fr/evenements/visite-guidee-les-jardins-ouvriers-de-sedan
(1) Article Félicie Hervieu de Wikipédia en français (auteurs)
(2) Le site des jardins familiaux de Sedan
(3) Le Temps, 1895-01-04 , [s.n.] (Paris) . Accès libre sur le site Gallica de la Bnf (Bibliothèque nationale de France). Identifiant : ark:/12148/bpt6k234343n
(4) Dr Lancry, Une visite aux jardins de Sedan, La Démocratie Chrétienne, octobre 1897. Accès libre sur le site de la Bnf (Bibliothèque nationale de France). Identifiant : ark:/12148/bpt6k6859086t
(5)Rivière, Louis, Les jardins ouvriers en France et à l'étranger, La réforme sociale pratique, 1899, X. Rondelet (Paris). Accès libre sur le site Gallica de la Bnf (Bibliothèque nationale de France). Identifiant : ark:/12148/bpt6k5525582w
(6)Stéphanie LAURENT, Le jardinage et le salariat : historique des jardins ouvriers et perpétuation des inégalités de genre. Site : Laboratoire Urbanisme Insurrectionnel
(7)Grève des ouvriers tisseurs de l'arrondissement de Sedan, L'emancipation, mai 1891 - . Archives départementales des Ardennes. URL : https://archives.cd08.fr//depot_ajout/PERH131/FRAD008_PERH131_001_1891-05.pdf
(8) Pierre Proust, Le prix du kilogramme de pain à Paris de 1880 à 1936, Journal de la société statistique de Paris, tome 78 (1937), p. 105-108. URL : http://www.numdam.org/item?id=JSFS_1937__78__105_0
(9) En finir avec la bonne morale oligarchique de l’ « aide aux pauvres . Site : Solidarité et Progrès, 18 juin 2018. URL : https://www.solidariteetprogres.org/chroniques-strategiques/pognon-de-dingue-aides-sociales-migrants
(10) Jean-Claude Daumas, Les Territoires de la laine: Histoire de l'industrie lainière en France au XIXe siècle, Presses Univ. Septentrion, 2004. Aperçu du livre consultable en ligne : https://books.google.be/books?id=FKlIcctSQYsC&printsec=frontcover&hl=fr#v=onepage&q&f=false