L'histoire mouvementée et méconnue de la tétragone cornue
Il n'y a pas longtemps, je suis tombée sur une excellente recette de tourte à la tétragone cornue et à la feta sur le site de Marie-Jo et Claude (ici). J'ai eu envie d'en savoir plus sur cette plante au nom étrange d'épinard de Nouvelle Zélande.
Avec son petit air du terroir, la tétragone cornue donne l'impression de pousser depuis toujours dans nos potagers. Il n'en est rien !
Eh bien, vous ne me croirez pas, mais ce faux épinard qui se faufile discrètement entre des légumes plus encombrants, a toute une histoire... que je vais vous raconter. Il y sera question de tour du monde, de cercles horticoles et même d'Alexandre Dumas !
Une plante voyageuse
Avant 1770, date à laquelle commence notre histoire, la tétragone cornue, que personne n'appelait encore comme ça, poussait dans l'indifférence générale sur côtes de la Nouvelle Zélande, de l'Australie, du Japon... et même en Amérique du Sud. En fait, un peu partout autour du Pacifique : c'est une plante des bords de mer dont les graines *, si elles en ont l'occasion, s'en vont à la dérive, conquérir de nouveaux rivages.
*Je dis "graines" pour la facilité mais il s'agit en fait de fruits contenant des graines.
Graine (pas encore mûre) de tétragone cornue qui ne voyagera pas bien loin : elle pousse dans mon potager.
James Cook et Joseph Banks découvrent la tétragone
A cette époque (1770, donc), James Cook (portrait par William Hodges), sillonnait les mers du Sud sur l'HMB Endeavour. Après être passé par Tahiti, le Cap Horn et d'autres lieux à peine connus à l'époque, il arriva un beau jour en Nouvelle Zélande. Il explora et cartographia la région pendant plusieurs mois (1).
L'équipage de l'HMB Endeavour, composé de 94 hommes (au départ !), comptait plusieurs scientifiques. Parmi ceux-ci, le plus important était Joseph Banks. Vous le voyez ici à gauche, en 1773, après son retour en Angleterre.
C'était un homme riche et passionné : il faut l'être pour s'embarquer dans un tour du monde quand on ne sait pas trop sur quoi on va tomber.
Il a eu la bonne idée d'écrire son journal dans lequel il fait mention, pour la première fois, d'un "épinard" sauvage.
La découverte sur les plages de Nouvelle Zélande
Ça va, vous êtes dans l'ambiance ? Alors, je vous laisse en compagnie de Banks ...
"Nous étions restés si longtemps en mer, avec de maigres provisions de nourriture fraiche, que nous avions depuis longtemps pris l'habitude de manger tout ce sur quoi nous pouvions mettre la main : poisson, viandes et légumes. Si toutefois ils n'étaient pas toxiques.
Encore pouvions-nous seulement, de temps-en-temps, proposer un plat de mauvais légumes pour nos propres repas. Mais jamais, à l'exception de l'endroit où le bateau a été caréné, nous n'en avons trouvé en quantité suffisante pour approvisionner le navire.
Mais là-bas, des choux palmes et ce qu'on appelle des kales d'Inde de l'Ouest se trouvaient en relative abondance. Il y avait aussi une sorte de pourpier.
Parmi les autres plantes que nous mangions, il y avait une sorte de haricot (très mauvais), une sorte de persil, et une plante ressemblant un peu à des épinards, qui poussaient tous les deux dans le Sud.
Je vous donne leurs noms botaniques car je pense que certains d'entre eux n'ont jamais été consommés par les européens auparavant : kales d'Inde, (Arum esculentum), pourpier à fleurs rouges (Sesuvium portulacastrum), haricots (Glycine speciosa), persil (Apium), épinard (Tetragonia cornuta). (2)"
La traduction est de moi et vaut ce qu'elle vaut...
Sydney Parkinson, compagnon de voyage de Banks et illustrateur a réalisé la première représentation de la tétragone cornue. Comme bien d'autres, il n'est pas revenu de ce long voyage. (3)
Comment faire manger de tout aux marins
Les autochtones consommaient sans doute un peu de ce légume sauvage, mais il semble bien que ce n'était pas leur plat préféré. Les marins du bord pour leur part, rechignaient souvent à manger des aliments inhabituels. C'était une erreur car, à cette époque, le scorbut décimait bon nombre d'équipages. Le Capitaine Cook, dont c'était la hantise, avait mis au point une technique bien à lui pour faire plier les plus récalcitrants. Je vous la livre, ça peut toujours servir :
(...). Cette méthode, qui, à ma connaissance, a toujours fonctionné avec les marins, consiste à servir (le plat en question) tous les jours et de permettre aux officiers de s'en servir. Les hommes d'équipage, eux, ont le choix d'en prendre autant qu'ils veulent ou pas du tout. Mais je ne devais pas appliquer cette méthode plus d'une semaine avant de devoir imposer un rationnement à tout le monde. En effet, tous les marins ont ce trait de caractère : quoi que vous leur proposiez qui sort de l'ordinaire, même si c'est pour leur bien, ils ne l'avaleront pas et vous n'entendrez que des reproches envers celui qui a eu cette idée. Mais à partir du moment où leurs supérieurs l'apprécient, ça devient la meilleure chose du monde et son inventeur, un type bien.(4)
Traduction approximative faite pas moi.
Cook ne dit pas s'il avait demandé à ses officiers de s'exclamer "huuuuuum, c'est bon !" en prenant une mine réjouie... Un peu comme Popeye qui semble apprécier les épinards en boite (bèèèèèèèèèèèèk !)
On peut appeler ça de la manipulation. Cook avait aussi une méthode plus directe : quand un marin refusait obstinément de manger ce qui était bon pour lui, quelques coups de fouets de remettait immédiatement dans de meilleures dispositions.
Où l'on parle (une première fois) de Botany bay
On trouve d'autres mentions de la tétragone cornue dans les carnets de Banks : après la Nouvelle Zélande, les explorateurs ont longé les côtes de l’Australie et notamment une baie devenue célèbre : Botany bay. Là, l'épinard de Nouvelle Zélande poussait à foison et on sait même que les cuisiniers du bord l'on préparé avec une raie et ses abats. Il parait que c'était excellent (2) :
6 mai 1770
Après-midi très agréable. Nous avons dîné d'une raie (pastenague ?) et de ses abats : le poisson en lui-même n'était pas vraiment aussi bon qu'une raie (pas pastenague ?) mais pas vraiment inférieure. Elle était accompagnée d'un plat de feuilles de tetragonia cornuta bouillies qui est aussi bon que de l'épinard, ou presque (traduction approximative faite par moi).
Comment la tétragone cornue s'est retrouvée dans nos potagers
Voilà, c'est fini pour les voyages autour du monde. Revenons en Angleterre avec notre ami Banks, devenu un personnage (encore plus) important. Je n'ai pas bien compris quel était son titre officiel mais, apparemment, c'est lui qui faisait la pluie et le beau temps aux Kew Gardens. Il était aussi ami avec le Roi, c'est tout dire ! Bien-sûr, il avait ramené de son voyage toutes sortes d'échantillons et de graines... entre autres de la tétragone...
Comment la tétragone est-elle arrivée de Kew jusqu'aux "jardins du Roi" à Paris ? Sans doute à l'occasion d'un échange de graines : à cette époque, les jardins botaniques et les cercles d'horticulture avaient à cœur de découvrir de nouvelles espèces ayant un intérêt économique et plus particulièrement de nouveaux légumes. Les programmes d'échanges de graines étaient très à la mode et des petits sachets étaient envoyés un peu partout dans le monde (5). C'est très probablement à l'occasion d'un de ces échanges que Monsieur Thouin, directeur du jardin des Plantes de Paris est entré en possession de graines de tétragone cornue et qu'il l'a multipliée. (6)
Toujours est-il qu'au début du 19e siècle, des graines de tétragone cornue figuraient parmi les dizaines de milliers de sachets de graines distribuées chaque année par l'institution... accompagné de chaudes recommandations comme on peut le lire dans cet extrait des Annales de l'agriculture française de 1819... il y a tout pile 200 ans (7)
En quelques années, l'épinard de Nouvelle Zélande s'est répandu dans nos jardins. A la fin du siècle, on en retrouvait dans tous les catalogues de graines, en Europe, mais aussi aux Etats-Unis. (8)
Alexandre Dumas, pour sa part, semble ne pas l'avoir vraiment apprécié. Du moins, si on en juge d'après ce dialogue entre Aramis et D'Artagnan dans Les trois mousquetaires :
"- Nous dînerons tout à l'heure, cher ami ; seulement, vous vous rappellerez que c'est aujourd'hui vendredi ; or, dans un pareil jour, je ne puis ni voir ni manger de la chair. Si vous voulez vous contenter de mon dîner, il se compose de tétragones cuits et de fruits.
- Qu'entendez-vous par tétragones ? demanda d'Artagnan avec inquiétude.
- J'entends des épinards, reprit Aramis ; mais pour vous j'ajouterai des oeufs, et c'est une grave infraction à la règle, car les oeufs sont viande, puisqu'ils engendrent le poulet.
- Ce festin n'est pas succulent, mais n'importe ; pour rester avec vous, je le subirai.
- Je vous suis reconnaissant du sacrifice, dit Aramis ; mais s'il ne profite pas à votre corps, il profitera, soyez-en certain, à votre âme." (9)
Vous ne remarquez rien ? D'Artagnan et Aramis sont censés vivre au 17e siècle... bien avant que Joseph Banks ne ramène quelques graines de tétragone en Europe. Il parait que cet anachronisme est célèbre. Pour ma part, je viens de le découvrir, et je trouve ça bien amusant !
Ou l'on parle, encore, de Botany Bay
Nous n'en avons pas fini avec Banks : je vous ai dit qu'il était devenu un personnage important. Quand il a fallu trouver un endroit où exiler les prisonniers anglais devenus indésirables en Amérique, figurez-vous qu'on lui a demandé son avis... et il a conseillé Botany Bay. Quelques années plus tard, c'est effectivement dans cette baie, proche de l'actuelle Sydney qu'ont débarqué les premiers "convicts" anglais (10).
Si on en croit de nombreux articles qui, comme souvent, ne citent pas leurs sources, ce serait la présence de tétragone cornue en abondance à Botany Bay qui aurait déterminé le choix des membres de la Chambre des Communes (11). Moi, je veux bien mais apparemment d'autres éléments sont entrés en jeu. Il faut dire qu'en Australie comme ailleurs, on redécouvre les "légumes anciens" et la tétragone cornue, commercialisée là-bas sous le nom de "Warrigal green" connait un grand et nouvel intérêt. Une petite dose de fierté nationale assaisonnée de quelques touches d'histoire ne font pas de tort au commerce ! (12)
Warrigal Greens Fresh 500gm Can be used instead of Spinach and treated in much the same way. Great in Quiches, with pasta, stir fries and as a steamed vegetable. BEFORE USE steep in hot water for 5
En Australie, on peut acheter des "Warrigal greens"fraîches.
Chez nous, on trouve rarement de la tétragone cornue dans les rayons des maraîchers. Il ne nous reste plus qu'à la faire pousser dans nos jardins pour pouvoir s'en régaler... par exemple en réalisant une tourte à la tétragone et à la feta...
Tarte à la tétragone et féta - Dame nature du jardin à la cuisine
http://mariejoclaude.over-blog.com/2019/08/tarte-a-la-tetragone-et-feta.html
Un blog à découvrir (si ce n'est déjà fait).
Pour ma part, j'ai déjà consacré un article à ce beau petit légume et à son association avec les courgettes, que je reproduits chaque année :
Sources
(1) Wikipedia, encyclopédie Libre, article James Cook. URL : https://fr.wikipedia.org/wiki/James_Cook
(2) The Endeavour Journal of Sir Joseph Banks, projet Gutenberg Autralia. URL : http://gutenberg.net.au/ebooks05/0501141h.html
(3)CAPTAIN COOK'S JOURNAL. FIRST VOYAGE, Project Gutenberg Australia. URL : http://gutenberg.net.au/ebooks/e00043.html#ch5
(4)National History Museum, The Endeavour botanical illustrations, Tetragonia tetragonioides URL : https://www.nhm.ac.uk/our-science/departments-and-staff/library-and-archives/collections/cook-voyages-collection/endeavour-botanical-illustrations/detail.dsml?IMAGNO=003587&index=adv&detailtype=more
(5) : List of gardener-botanist explorers of the Enlightenment, Wikipedia, the free encyclopedia. URL : https://en.wikipedia.org/wiki/List_of_gardener-botanist_explorers_of_the_Enlightenment#Sent_by_Sir_Joseph_Banks_from_the_Royal_Botanic_Gardens,_Kew
(6 ) : André-Étienne-Just-Pascal-Joseph-François D'Audebard “de” Férussac, Bulletin général et universel des annonces et des nouvelles scientifiques, publie sous la direction du baron de Ferussac, Volume 1 ;Volume 4. Fain, 1824. Ebook gratuit sur google-play : https://play.google.com/store/books/details?id=dINfAAAAcAAJ&rdid=book-dINfAAAAcAAJ&rdot=1
(7) Ourches (Le Comte), Observations sur la tétragone, Annales de l'agriculture française, deuxième série, tome 7 1819, p391. Ebook gratuit sur Google Play : https://play.google.com/store/books/details?id=n1haAAAAYAAJ&rdid=book-n1haAAAAYAAJ&rdot=1
(8)Bodin Soulange, Coup d’œil historique sur les progrès de l'agriculture Française depuis 1789. Annales de la société d'horticulture de Paris, Tome 17, juillet1835. Ebook gratuit dans google play : https://play.google.com/store/books/details?id=SCdOAAAAYAAJ&rdid=book-SCdOAAAAYAAJ&rdot=1
(9) Alan Davidson and Tom Jaine The Oxford Companion to Food (3 ed.), OUP Oxford ,21 août 2014-960 pages
(10) Richard Brown, Why Botany Bay?> >Looking at History (blog), mai 2019. URL : http://richardjohnbr.blogspot.com/2012/05/why-botany-bay.html
(11) Tim Low, The first Australian food to be cultivated abroad was a seashore spinach, The vegetable Australia gave the world, Australian Geographic, October 17, 2017. URL : https://www.australiangeographic.com.au/blogs/wild-journey/2017/10/spinach-played-a-big-part-in-the-brits-decision-to-bring-convicts-to-australia/