Tout le monde a soif au jardin, mais pas les orpins !
Les plantes du jardin sont comme moi : elles ont chaud et elles ont soif. Habituées à un climat plutôt frisquet et humide, elles se trouvent dépourvues quand, sans prévenir, les brumes ardennaises font place à un soleil méditerranéen...si pas saharien.
Mais les orpins (en latin Sedum), eux, s'en fichent comme tu tiers et du quart : ils restent fringants et guillerets, même aux heures les plus chaudes de la journée. Comment font-ils ?
Emergeant des géraniums rozannes qui ont bien du mal à résister, les grands orpins ou sédums ont autant d'allure que les gardes royaux de Buckingham Palace
Je vous les présente en quatrième vitesse car je suis sûre que vous les connaissez.
(cliquez sur les images si vous voulez les agrandir)
Grand sedum (spectabile), sedum spurium ou orpin blanc : il en existe de toutes les tailles et de toutes les couleurs (enfin presque).
Ils appartiennent à la famille des crassulacées, comme les joubarbes. Crassulacée vient du latin Crassus qui veut dire épais. Tout bêtement parce que leurs feuilles sont épaisses.
Orpins et joubarbes ont des feuilles charnues qui les ont fait classer dans la famille des crassulacées.
Les sedums résistent à la sécheresse grâce à toutes sortes d'adaptations ingénieuses et passionnantes. Vous allez voir : c'est époustouflant !
J'avoue que m'époustoufle facilement
En plein soleil, au sommet d'un mur de pierres sèches, le petit orpin blanc (sedum album) résiste bien mieux que les autres plantes.
Récupérer la moindre goutte
Quand on pousse, comme c'est le cas des orpins, en haut d'un mur ou au flanc d'un talus en plein soleil, il faut être réactif dès qu'il pleut. Sinon, l'eau s'infiltre, ruisselle, s'évapore... et c'est trop tard ! Comment fait l'orpin ?
Ils ont des racines superficielles
Certains ont tout de même des racines profondes qui vont chercher l'eau...en profondeur. Mais la plupart ont aussi un réseau dense de racines superficielles ou proches de la surface : de cette façon, dès qu'il pleut, elles peuvent entrer en action et récupérer le plus d'eau possible.
Se gorger d'eau
Quand j'étais petite, les feuilles de l'orpin blanc me fascinaient. Je croyais qu'elles étaient creuses et remplies d'eau, comme des petits sacs. Mais ça ne se passe pas comme ça : les feuilles contiennent un mucilage.
Le mucilage a une particularité : il se lie étroitement à l'eau. En sa présence, il gonfle et forme un gel plus ou moins visqueux. On trouve des mucilages dans les granulés rétenteurs d'eau qu'on ajoute parfois à la terre des jardinières. Notez qu'il existe différents mucilages, mais le principe reste toujours le même.(2)
Les feuilles (mais aussi les tiges) de sedum album sont gonflées d'un gel mucilagineux rétenteur d'eau.
En y regardant de plus près, on peut distinguer les grosses cellules-réserves d'eau (plus nettes à gauche).
Ne pas laisser l'eau partir
Conserver l'eau n'est pas facile : elle a tendance à s'évaporer et les feuilles sont pleines de trous ! Ces "trous" minuscules s'appellent des stomates. Ils peuvent s'ouvrir ou se fermer en fonction des circonstances. Ci-dessous la photo, très agrandie, d'un stomate (source : wikipedia. image libre de droits)
Ouvrir ou fermer ses stomates ? Sacré dilemme !
C'est grâce aux stomates que le CO2 peut entrer dans la plante. Comme on le sait, les plantes utilisent le CO2 pour fabriquer les matières organiques nécessaires à leur vie (C'est la photosynthèse). Rien à faire : du CO2, il en faut !
Oui, mais il y a un problème : quand les stomates sont ouverts, l'eau en "profite" pour s'évaporer. Alors, si on est une plante et qu'on veut garder toute son eau, il n'y a qu'une solution : fermer ses stomates !
Voilà ce qui arrive quand il n'y a plus d'eau et qu'on ouvre ses stomates en plein soleil. C'est réversible mais si les feuilles perdent trop d'eau, elles finissent pas mourir.
Vous voyez où est le problème : si les stomates sont fermés, le CO2 n'entre plus dans la plante et la photosynthèse s'arrête... ça ne peut pas durer ! A un moment donné, il faut bien les ouvrir... et laisser l'eau s'envoler !
---> La solution : mettre du CO2 en réserve pendant la nuit
C'est ce que font les sédums ! La nuit, quand il fait plus frais, les stomates s'ouvrent et le CO2 entre. Après, ça devient un peu compliqué. Mais disons succinctement que chaque molécule de CO2 est "accrochée" à une chaine comportant 3 atomes de carbone, déjà présente dans les cellules. Le résultat de cette chimie est la synthèse d'une molécule à quatre carbones appelée acide malique.
Un petit schéma tout simple de ce qui se passe pendant la nuit dans la feuille de sedum (source : rnbio.upmc.fr)
Et voilà ! Pendant la journée, profitant de la lumière, les atomes de carbone mis en réserve sont récupérés et utilisés pour la photosynthèse... tout en gardant les stomates hermétiquement fermés ! C'est pas malin, ça ? Bon, vous imaginez bien qu'un tas de mécanismes complexes sont mis en jeu, mais l'essentiel est dit.
Bien que les stomates restent hermétiquement fermés en journée, les sédums peuvent réaliser la photosynthèse grâce au CO2 mis en réserve pendant la nuit.
CAM ou C3 ?
Cette photosynthèse en deux temps, qui, soit dit en passant, n'est pas l'exclusivité des sédums, est dite CAM (Crassulacean Acid Metabolism). Elle est bien pratique en cas de sécheresse mais elle ralentit la croissance par rapport à la majorité des autres plantes qui, elles, font une photosynthèse "normale", dite en C3. Ce serait bien de pouvoir faire les deux !
Eh bien! c'est ce que font les sedums : ils peuvent passer de l'un à l'autre ! Quand l'eau est disponible, ils adoptent une photosynthèse en C3 très efficace. Mais, en cas de sécheresse, ils passent en mode CAM. Peu de plantes sont capables de faire ça et ce phénomène est beaucoup étudié ces temps-ci, notamment dans le cadre de la conception des toitures végétalisées. (3)
Le grand sedum fonctionnerait le plus souvent en C3 et l'orpin blanc préférerait le mode CAM... mais ça reste à vérifier !
Et la transpiration, alors ?
Les plantes n'ont pas, comme nous, un cœur qui fait circuler les liquides à l'intérieur du corps. Pourtant, l'eau du sol monte jusqu'à l'extrémité des branches. Comment est-ce possible ? La capillarité joue un rôle. Mais c'est surtout l'évaporation à la surface des feuilles qui provoque une aspiration. Un peu comme quand nous buvons avec une paille. Seulement, si les stomates sont fermés, la transpiration ne peut pas avoir lieu. C'est bête, ça, si une averse arrive !
C'est alors un autre principe de physique qui entre en jeu : l'osmose ! Le principe est simple : l'eau se déplace toujours du milieu le moins concentré vers le milieu le plus concentré. Enfin, quand elle a l'occasion de se déplacer : a travers un sac plastique étanche, ça ne marche pas. Mais à travers la paroi des cellules, ça va. Voyez-vous comme ça tombe bien : l'acide malique fabriqué lors de la mise en réserve du CO2 augmente la concentration à l'intérieur des cellules (dans ce qu'on appelle des vacuoles). L'eau, si elle est présente, entre alors dans la plante... où elle reste prisonnière ! (4)
Mais ce n'est pas tout !
Notez que, même stomates fermés, l'eau peut encore un peu s'évaporer. Ce n'est pas grand-chose : entre 5 et 10% chez une plante "normale". Mais en cas de sécheresse, c'est encore trop. Chez les sedums, de nombreuses adaptations permettent de limiter, voire supprimer, ce gaspillage :
Et au jardin ?
Toutes ces adaptations, si elles sont intéressantes dans les zones sèches de notre jardin limitent également l'usage que nous pouvons faire des sédums : dans un sol lourd, riche et humide, où il subira la concurrence des autres plantes, ils ont bien peu de chances de survivre.
Mais mises à part ces petites exigences, les sédums ont encore bien des atouts :
Ils se bouturent avec une facilité déconcertante (ici, bouture de tige et de feuilles d'un sédum pourpre, réalisée n'importe comment !)
Ils se mangent
Les feuilles des grands sédums sont croquantes et ont un (léger) goût de petit-pois. Quant au petit orpin blanc, il était incorporé jadis aux salades sous le nom (adorable) de trique-madame.(5)
Enfin, les différents sedums ont des vertus médicinales... mais ça devient une affaire de spécialistes. Un petit truc tout simple, cependant : débarrassée de sa cuticule, la feuille du grand sedum adhère à la peau et est bien efficace pour calmer les piqûres d'insectes et les petites brûlures.
La cuticule du dessous de la feuille s'enlève facilement : il suffit de la briser et de tirer. Puis on pose la face humide sur le bobo.
L'effet "humide" de la feuille sur la peau apaise immédiatement. Bien-sûr, en cas de gros coup de soleil, il faudra sacrifier la plante entière ... ou trouver une autre solution.
Allez, c'est fini ! Il était long, hein, cet article ? Si vous n'avez pas tout lu, je vous pardonne... Mais vous avez tort : ils sont passionnants, les orpins ! D'ailleurs, si vous voulez en savoir plus, voici quelques liens :
(1) Claude Faurie, Ecologie: Approche scientifique et pratique, Lavoisier, 24 oct. 2011 - 450 pages
(2) Pierre Peycru, Caroline Escuyer, Jean-François Fogelgesang, Stéphane Maury, Eric Queinnec, Elena Salgueiro, Cécile Van der Rest, Didier Grandperrin, Christiane Perrier, Bernard Augère, Jean-François Beaux, François Cariou, Pascal Carrère, Thierry Darribère, Jean-Michel Dupin, Biologie BCPST 2 - Tout-en-un - 4e éd, Dunod, 16 mai 2018
(3)Winter, Klaus & Holtum, Joseph. (2014). Facultative crassulacean acid metabolism (CAM) plants: Powerful tools for unravelling the functional elements of CAM photosynthesis. Journal of experimental botany. 65. 10.1093/jxb/eru063. Consultation gratuite en ligne. URL : https://www.researchgate.net/publication/260915509_Facultative_crassulacean_acid_metabolism_CAM_plants_Powerful_tools_for_unravelling_the_functional_elements_of_CAM_photosynthesis
(4)Lüttge U. Ecophysiology of Crassulacean acid metabolism (CAM) Ann. Bot. 2004;93:629–652. doi: 10.1093/aob/mch087. [PMC free article] [PubMed] [Cross Ref]
(5)François Couplan, Le régal végétal: plantes sauvages comestibles, Editions Ellebore, 2009 - 527 pages.(https://books.google.be/books?id=lAEe0k3_bawC&pg=PT176#v=onepage&q&f=false)